20. LES SENTINELLES / 4. CELLE QUI SOUPIRE

Publié le 5 Juin 2016

Elle soupira.
Elle se sentait abattue.
Abattue par la chaleur environnante,
mais surtout découragée. Terriblement découragée.
 
Elle soupira à nouveau.
Ses épaules commencèrent par s'affaisser.
Les traits de son visage suivirent le mouvement ;
un bref instant, ils se figèrent en un masque de tragédie grecque.
 
Elle soupira une fois de plus.
Une profonde lassitude l'accablait.
Un nœud la tenaillait au plus profond de son être.
Et cela ne datait pas d'hier…
Elle soupira encore.
 
Une succession de soupirs qui exprimait tous les malheurs du monde.
Ces soupirs englobaient tout le poids de sa vie de sirène (et peut-être aussi ceux de sa vie d'avant) : tous les sacrifices qu'elle avait endurés et qu'elle continuait à supporter au quotidien ainsi que toutes les infortunes et tous les chagrins qu'elle partageait avec ses sœurs. Des soupirs lourds, pesants sous l'écrasement du destin.
 
Cette troisième sentinelle connaissait parfaitement la consigne :
scruter le vaste horizon… dans l'infime espoir d'y trouver leur salut.
Elle s'était résignée à mettre en pratique uniquement la première partie de la proposition.
La seconde en découlerait en toute logique, cela paraissait évident !
Toutefois comme elle avait perdu foi en la première, elle contemplait le paysage d’un air absent.
 
De toute façon, l’une de ses sœurs prendrait bientôt le relai. Qu’importait alors si elle s'évertuait à détecter une vague écumante plus irrégulière que les autres : ou si elle notait un vol sinueux d'oiseaux plus expressif qu'un autre ; ou si elle se rendait compte que Zéphyr avait dévié la brise tiède de sa trajectoire initiale ; ou pire, si elle clamait haut et fort que ses deux sœurs à ses côtés n'étaient pas concentrées le moins du monde sur leur objectif !
 
Ah ah ah ! Croyaient-elles que personne n'avait remarqué leurs simagrées ?!
La première se trémoussait sur son séant et se triturait les cheveux dans tous les sens pendant que la seconde bougonnait entre ses dents des marmonnements incompréhensibles.
Elle leva les yeux au ciel et lâcha un profond soupir sans même s’en rendre compte.
 
Les volutes onctueuses de la brise l'enveloppaient.
Sous l'effet de la chaleur, sa transpiration lui picotait la peau.
Une goutte de sueur perla au niveau de son front. Elle ruissela le long de ses tempes et prit progressivement de la vitesse. Elle suivit la courbe de sa mâchoire puis dévala en chute libre le long de son cou avant de s'engager dans le creux de sa poitrine. La sirène l’essuya du revers de la main.
 
Cette distraction suffit à détourner son attention sur le reste de son corps.
Elle se mit à chasser d'invisibles poussières sur le haut de sa poitrine.
Avec une gracilité à nulle autre pareille, elle poursuivit son œuvre le long des bras : elle évacuait du revers de la main d’éventuels grains noirs qui se seraient englués – à cause de la sueur – sur sa peau piquetée de taches de rousseur. Elle frotta ensuite ses mains l'une contre l'autre, souffla sur les paumes afin de se débarrasser de ces particules dégoûtantes et poursuivit l’opération sur son bas ventre. Elle recueillit d'autres fragments noirs poisseux, mêlés de sueur, qu'elle dispersa aussitôt au loin.
 
Dès lors qu'elle commença à lustrer ses écailles, son esprit s’évada à mille lieues de cet horrible îlot stérile. Elle se remémorait son passé, son autre vie, celle où elle gambadait sur ses deux jambes recouverte d'un épiderme délicat et non pas par des écailles. Elle visualisait l'insouciance avec laquelle elle courrait parmi les arbres de la forêt ; elle se rappelait apprécier en particulier la sérénité de la grande clairière où se dressait, majestueux, en son centre, un chêne millénaire.
 
En fermant les yeux, elle pouvait presque se rappeler les effluves herbacées, l’odeur de la terre humide, l'arôme des champignons ; elle pouvait presque sentir les tiges imbibées de fraîcheur, les mousses de chêne aux feuilles douces et âcres à la fois ainsi que le vent qui caressait sa peau ; elle pouvait presqu'entendre l’écorce des arbres qui s’effritait, les feuilles au sol émiettées et piétinées, le chant ronronnant des engoulevents ; elle pouvait presque voir le tourbillon des couleurs empruntant les variations marron-orangé des feuillages froissés automnaux et les dégradés des teintes qui explosaient lorsque la nature renaissait. Tout cela lui manquait terriblement.
Elle regrettait avec amertume cette liberté perdue.
Une boule l'étreignait au creux de son ventre.
Elle soupira.
 
Grrr !
Impossible de se plonger dans ses souvenirs sans être perturbée par l’une de ces deux-là !
La sirène à sa droite pestait des propos inintelligibles contre ce qui lui semblait être un ennemi imaginaire. Elle ne se rendait même pas compte qu’elle murmurait et qu’on l’entendait.
Cela l’agaçait au plus haut point.
 
Sur sa gauche, son autre sœur exhalait des bruitages pour le moins étrange tout en se triturant les cheveux. De la même manière, elle supposait que personne ne l’avait remarqué.
Ces bouffées pétaradantes commençaient vraiment à lui taper sur le système.
bouffées pétaradantes... En y songeant bien, son orifice buccal se limitait-il seul à l'émission de ces bruits suspects… ? Le doute l'assaillait.
Elle soupira de dépit.
 
Elle baissa les paupières dans l’espoir de retrouver ces agréables sensations qu’elle avait à peine eu le temps de se représenter. Effort inutile. Impossible de méditer. Ses voisines étaient bien trop dissipées. Elle rouvrit les yeux et laissa échapper un soupir de désespoir.
 
Après avoir balayé du regard – d'un très rapide coup d'œil – son tiers d'espace imposé, elle leva la tête : l’air envahit ses narines, il frôlait ses joues, chatouillait ses oreilles, se faufilait à la lisière de ses cheveux. Elle pencha la tête en arrière, cambra les reins ; elle le sentit s’insinuer entre ses seins et descendre le long de son épine dorsale. Elle poussa un énième soupir.
 
Après un long moment de détente, elle se redressa.
Toujours rien à signaler sur son tiers de territoire à surveiller : mer calme, vent léger, ciel dégagé. Face à cet état de fait, elle contint un bâillement. Elle aurait tout donné pour sentir encore une fois la terre humide s'agglomérer entre ses orteils, les mousses craquer sous ses pieds nus, les herbes titiller ses chevilles, les pétales des fleurs effleurer ses mollets…
 
Sur cette terre noire rocailleuse, aucun escargot, aucune fleur, aucune abeille, aucun arbrisseau, aucune herbe non plus d'ailleurs… mis à part ces algues visqueuses qui proliféraient plus vite que la renouée liseron. Même si elle avait appris à vivre avec, ce paysage de désolation, hostile à tout épanouissement de la nature, la déprimait
De fait, elle soupira plus fort.
 
L’ennui s'était emparé de tout son être et l'envie de bâiller devenait de plus en plus pressante. Vu l'attitude de relâchement de ses sœurs autour d'elle, elle y succomba également : elle ouvrit en grand la bouche, ferma les yeux et se laissa aller. Ses pupilles s'humidifièrent de plaisir. A peine terminé, un autre bâillement se manifesta puis un troisième se produisit dans la foulée.
 
Cet ennui incommensurable la rendait beaucoup plus réceptive aux micro-réactions de ses deux camarades. Les grognements étouffés de l'une l'irritaient de plus en plus. Ses poils se hérissaient sur ses bras à force de subir ces grognements incantatoires sans queue ni tête.
 
Quant à l'hyperventilation et l'agitation capillaire de l'autre, elle se demandait ce qu'elle fabriquait avec ses cheveux. Elle replaçait une mèche comme ceci, et une autre comme cela ; elle s'énervait ensuite toute seule et s'ébouriffait la tête pour tout recommencer. Insupportable !
 
Cette toison rousselée ressemblait à une prairie envahie par les herbes folles.
Tant et tant de nœuds à démêler ! A force de la triturer, elle ne faisait qu'empirer la situation.
Comment aérer et redonner du volume à cette touffe en furie ? Cela relevait du défi.
Les écuries d'Augias nettoyées par Hercule paraissaient un jeu d'enfant à côté de ça !
Laquelle d'entre elles se verrait attribuer ce calvaire de minutie ?
Il était certain qu'elle ne se porterait pas volontaire de prime abord.
 
Elle contenait son envie de leur sauter à la gorge.
Cependant, malgré leurs désagréables manies qui l'agaçaient au plus haut point, elles n'en demeuraient pas moins sœurs : sœurs de cœur sans lien de filiation, en lieu et place de leurs familles respectives – qui pour la plupart étaient décédées depuis bien longtemps ; sœurs de sang, solidaires face à l'adversité divine et à la disette ; sœurs d'adoption, avec chacune sa personnalité, son vécu et l'histoire qui l'avait façonnée ; des sœurs inséparables à cause d'une particularité qui les rendait uniques ; des survivantes d'une espèce prédatrice et légendaire.
 
Au final, heureusement qu'elles étaient là !, y compris ces deux bécasses qui feignaient de remplir à bien leur mission. Celle à la chevelure inculte excellait dans la course de vitesse et la ronchonneuse se révélait une combattante hors pair. Quand toutes deux partaient en chasse – au temps lointain où la brume ne les retenait pas prisonnière –, elles ramenaient des festins royaux : sept à huit carcasses d'humains à elles-seules. Tout le clan s'en était régalé durant des jours.
Ces talents s'avéraient inutiles à présent…
 
Il faisait chaud. Très chaud.
Une moiteur désagréable recouvrait sa peau.
Toujours aucun signe notable aux alentours.
Elle soupira.
 
Le soleil dardait ses rayons sur sa peau et ses écailles. Une gouttelette de sueur prit naissance au sommet de son front, chemina jusqu'au sourcil et longea l'arcade puis dégoulina le long de l'aile de son nez. Elle contourna la narine. Sa trace lui laissait une douce sensation de fraîcheur. La gouttelette stoppa sa chute au niveau de la lèvre supérieure.
Du bout de la langue, elle l'attrapa.
Elle se détendit et ferma les yeux.
 
Quelques instants après, l'une de ses compagnes émit plusieurs cris subaigus à la chaîne.
Comment se concentrer entre les râles étouffés mais parfaitement audibles de l'une et les expirations de l'autre sur ses cheveux ?
 
Pire, voilà qu'elle se mettait à jurer maintenant !
Elle en appelait au Père des Dieux et des Hommes : au Tout Puissant Zeus.
Un énième soupir lui échappa.
 
Elle essayait de demeurer impassible mais, du coin de l'œil, elle ne pouvait résister à la tentation de voir ce qui se tramait à côté d'elle. Sans succès.
Jouer la discrétion n'était en rien son point fort.
 
Elle inclina la tête sur le côté avec une nonchalance feinte qui selon elle passerait pour des plus naturelles et dévisagea sa congénère. Celle-ci avait les traits tendus, crispés même.
Elle hésitait entre un état d'étonnement ou de l'agacement. Elle vota pour la seconde option vu que sa voisine était en proie à une lutte acharnée avec ses cheveux.
Et les cheveux semblaient avoir pris le dessus !
 
Elle aurait dû se douter que sa curiosité déplacée ne lui aurait rien apporté. Si un phénomène inattendu ou anormal était survenu, nul doute que sa sœur aurait ameuté tout le clan.
Or comme toujours, l'environnement suintait d'immuabilité. L'univers respirait d'une sérénité extraordinairement monotone, d'une tranquillité des plus fastidieuses, d'une paix immortellement longue.
 
Elle entama un soupir qui se mua en un bâillement prolongé mais silencieux. Des larmes scintillaient dans ses yeux tellement sa mâchoire s'était étirée et tant cela lui avait arraché un effort tout en lui procurant un plaisir ineffable.
 
Elle tourna son regard vers l'horizon juste au cas où…
Et dans un énième soupir, elle constata que ce dernier était identique en tous points à ce qu'elle avait vu il y avait à peine quelques instants : une image figée dans le temps. Un panorama qu'elle connaissait par cœur et d'un ennui incommensurable.
 
Par Artémis, que ce rôle de veilleuse lui paraissait interminable !
Elle bâilla encore. Deux fois successives.
Il était urgent qu'une autre sirène vînt prendre le relai au plus vite. Elle avait atteint son seuil de patience et avait envie de se dégourdir les membres dans la mer…
 
Elle chassa du revers de la main quelques gouttes de sueur sur le haut de sa poitrine.
Elle poussa un long… très long… très… très… long… soupir.

Rédigé par Jérémy STORM

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